N. 23 - 2026

Note sous Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Rhimou El Korrichi, Y.Z. et M.Z. c. Espagne, 27 septembre 2024, communication n° 188/2020, U.N. doc. E/C.12/76/D/188/2020

La version PDF de cette note est disponible dans la Chronique des constatations des comités conventionnels des Nations Unies.

Bien que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels se limite à réaffirmer les standards conventionnels largement développés dans son contentieux relatif aux expulsions forcées contre l’Espagne, la présente affaire représente une avancée procédurale majeure en ce qu’elle se présente comme une « décision de référence », initiant ainsi pour la première fois la procédure de communications répétitives prévue par l’article 19 du Règlement intérieur au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, en date du 3 mai 2022.

Si la question des expulsions forcées en Espagne a fait couler beaucoup d’encre dans la pratique quasi-juridictionnelle du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (ci-après le « Comité »), constituant de facto l’essentiel de son corpus décisionnel, la présente affaire, dite « de référence », entérine de jure le caractère répétitif de ce contentieux et marque l’inauguration de la nouvelle procédure de type « pilote », introduite en 2022 dans le Règlement intérieur au titre du Protocole facultatif (CESCR, Règlement intérieur au titre du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 3 mai 2022, U.N. doc. E/C.12/5, ci-après le « Règlement intérieur au titre du Protocole facultatif »).

En l’espèce, l’auteure de la communication est une femme de nationalité marocaine, mère isolée de deux enfants âgés de 4 et 6 ans au moment de l’expulsion (§ 2.3). Occupant sans titre légitime un logement appartenant à l’Office du logement social de la Communauté de Madrid depuis décembre 2016, elle a reçu en 2017 une ordonnance de quitter volontairement les lieux. Ses deux demandes de logement social étant demeurées infructueuses, elle est restée dans le logement (§ 7.3). Le 9 juillet 2020, l’auteure et ses deux enfants ont été expulsés (§ 7.5), alors que son appel contre l’ordonnance d’expulsion de 2020 était encore pendant, ses deux demandes de sursis de l’exécution ayant été rejetées par le tribunal administratif madrilène (§ 7.4). Depuis lors, l’auteure et sa famille, incapables d’accéder au marché privé du logement, se sont déplacées entre divers hébergements temporaires (§§ 7.5 et 3).

Le 1er juillet 2020, elle a saisi le Comité invoquant la violation de l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après le « Pacte »), lequel reconnaît, inter alia, le droit à un logement convenable. Le lendemain, soit une semaine avant l’expulsion, le Comité a adressé à l’État partie une demande de mesures provisoires consistant en un sursis à l’expulsion (§ 1.2).

Bien que la condamnation de l’Espagne ne surprenne guère – d’autant plus qu’un arrêt ultérieur du Tribunal supérieur de justice de Madrid a accueilli l’appel de l’auteure (§ 7.6) -, les constatations du Comité offrent, d’une part, une consolidation holistique de son corpus décisionnel en matière d’expulsions forcées et, d’autre part, une illustration de la divergence persistante entre le Comité et les États parties quant au contenu et à la portée du droit au logement.

Cette divergence fondamentale se manifeste dès le stade de recevabilité, l’Espagne considérant que la communication constitue un abus de droit et méconnaît la règle d’épuisement des voies de recours internes (§§ 4.2 et 4.3). Dans le droit fil de ses précédents, le Comité écarte ces exceptions, réaffirmant la flexibilité requise face aux conditions procédurales applicables aux personnes en situation de vulnérabilité socioéconomique particulière. Deux principes essentiels s’en dégagent en ce sens. Primo, il ressort que la diligence requise des demandeurs de logement social ne saurait être affectée par leur absence de collaboration à des démarches bureaucratisées et inutiles, soit vouées à l’échec (§§ 6.4 et 6.5). Secundo, le Comité considère qu’un appel contre une ordonnance d’expulsion dépourvu d’effet suspensif – comme en droit espagnol -, ne constitue pas un recours effectif à être épuisé, puisqu’il s’est avéré inapte à prévenir le préjudice irréparable occasionné par l’expulsion (§ 6.7).

Entrant ainsi dans l’examen au fond de l’affaire, le Comité s’appuie sur son corpus décisionnel pour conclure sans difficulté à la violation du droit de l’auteure et de ses enfants à un logement convenable (article 11 § 1 du Pacte), et ce, pour trois motifs : la méconnaissance du principe de proportionnalité par les juridictions madrilènes ; la violation des garanties procédurales, incluant le droit à la consultation réelle et effective des personnes expulsées et, en particulier, des enfants ; ainsi que le manquement de l’État à fournir un logement de remplacement convenable (§ 14.1). Il constate également une violation autonome de l’article 5 du Protocole facultatif, en raison de la méconnaissance des mesures provisoires ordonnées (§ 13.4).

Il importe de préciser que, s’agissant de l’examen judiciaire de proportionnalité, le Comité réaffirme son approche intersectionnelle, essentiellement sexospécifique, avec une lecture combinée des articles 11 § 1 et 3 (égalité hommes-femmes) du Pacte. Cette approche systématique lui permet d’introduire des obligations spéciales à la charge des États, consistant, d’un côté, à une « diligence accrue » face à la discrimination indirecte subie par les femmes dans l’accès au logement et, de l’autre, à l’adoption des mesures de discrimination positive afin de renverser l’inégalité de facto entre hommes et femmes (§§ 8.9 et 8.10). Il est ainsi affirmé qu’en l’espèce, le principe de proportionnalité a connu une double violation : primo, par la décision d’expulsion elle-même, en raison de ses conséquences particulièrement graves compte tenu de la vulnérabilité socioéconomique de l’auteure et de sa famille, de leur statut de migrants et de l’intérêt supérieur des enfants, ainsi que de l’absence de consultation effective des expulsées (§ 10.3) ; secundo, par l’exécution de l’expulsion, menée par une cinquantaine d’agents de la police antiémeute, sans prise en considération de la présence d’enfants (§ 10.4).

Le Comité insiste ainsi sur les droits particuliers des enfants dans le cadre d’une expulsion, en se fondant sur une interprétation combinée des articles 11 et 10 § 3 (protection spéciale des enfants) du Pacte, lus à la lumière de l’Observation générale no 14 du Comité des droits de l’enfant (CRC, Le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, Observation générale no 14, U.N. doc. CRC/C/GC/14, 2013, § 6 al. c.). Il relève, à cet égard, qu’aucune considération spéciale de l’intérêt supérieur des enfants ne ressort expressément des décisions nationales, consacrant pour la première fois une obligation d’attention particulière aux risques sanitaires et économiques que la pandémie de COVID-19 implique dans leur état de santé et scolarité (§ 11.3). En outre, le Comité ne manque pas de conclure à la violation de l’obligation positive incombant à l’État espagnol de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables, dans la limite de ses ressources, en vue d’assurer progressivement l’accès des personnes vulnérables à des logements de remplacement convenables (§ 12.2).

À la lumière de ces constatations, il réitère, au titre des garanties de non-répétition, la nécessité d’introduction des réformes structurelles en vue de l’harmonisation des pratiques espagnoles avec les standards conventionnels en matière de logement. Parmi ces mesures figurent notamment l’abrogation de l’exclusion ex lege des demandeurs de logement social pour occupation sans titre d’un logement, ainsi que l’adoption d’un protocole national garantissant l’exécution des mesures provisoires adressées par le Comité (§ 16 al. c. et f.).

Il s’ensuit que, comme le signale Ludovic Hennebel dans son opinion concordante à visée pédagogique, cette affaire offre un prisme holistique des standards du Comité en matière d’expulsions forcées (Opinion individuelle (concordante) de Ludovic Hennebel). Elle s’impose ainsi comme « la décision de référence » destinée à assurer le traitement collectif, à la fois rapide et cohérent, du large contentieux espagnol encore pendant. Dès lors, bien qu’elles se bornent à réaffirmer une position constante, ces constatations marquent une avancée institutionnelle majeure en activant pour la première fois la procédure accélérée des communications répétitives prévue par le nouvel article 19 du Règlement intérieur au titre du Protocole facultatif.